Anaïs, l’Impératrice Eugénie et le Baron Haussmann

Quelques considérations sur la série des bancs (Biarritz, 2020-  )

Un peu d’histoire

Au milieu du XIXème siècle, le baron Haussmann va faire de Paris une capitale digne des fastes du Second Empire. Il démolit les vieux quartiers, perce de grands boulevards éclairés au gaz, aménage des parcs publics. Il confie à l’ingénieur Adolphe Alphand et à l’architecte Gabriel Davioud le soin de créer un nouveau mobilier urbain, kiosques à journaux, colonnes d’information, fontaines et bancs publics dont la couleur vert bouteille rappelle la nature au cœur de la grisaille de la ville.

Le banc à double assise avec son piétement de fonte grise, les armes de Paris gravées dans les supports latéraux et ses lattes de chêne devient un élément iconique du paysage urbain. Et cette mode va s’étendre aux villes de province. C’est  à la même époque que sous l’impulsion de l’impératrice Eugénie, Biarritz, petit port de pêche, devient une station balnéaire réputée. On peut penser que c’est à la même époque que surgissent les bancs qui vont ponctuer les panoramas de la côte basque.

Selon l’urbaniste Jean-Paul Alain « pouvoir s’asseoir est l’expression d’une ville aimable ». Mais cela va bien plus loin : les bancs sont des bancs publics offerts gracieusement aux habitants de la ville. Auparavant on ne s’assoit pas quand on se promène ou alors il faut consommer au café ou louer une chaise dans un parc, confort qui a un prix. D’une manière générale, l’ouvrier travaille debout. Dans le roman Au bonheur des dames, Zola décrit les conditions de travail particulièrement pénibles des vendeuses, sur leurs pieds pendant de longues heures. Dans « La mort des pauvres », Baudelaire évoque les félicités dont vont enfin jouir les misérables :
C’est la mort qui console, hélas ! et qui fait vivre;

C’est l’auberge fameuse inscrite sur le livre
Où l’on pourra manger et dormir et s’asseoir.

Les bancs publics ont permis aux citadins, même les plus pauvres, de s’approprier leur ville.

 Les bancs ont des histoires à raconter

La chanson de Georges Brassens rappelle que les bancs ne permettent pas seulement aux ventripotents de reprendre leur souffle au cours d’une promenade. Ils  favorisent les amours clandestines. C’est aussi sur un banc que la veuve à la silhouette fragile va nourrir tous les jours ses pigeons, que le petit vieux va raconter à son chien aussi vieux que lui les souvenirs de sa jeunesse, qu’un amoureux transi va attendre une femme qui viendra ou ne viendra pas, qu’une mère de famille va renouer les lacets  d’un de ses rejetons,  qu’un SDF  va casser la croûte avant de reprendre son errance.  Souvent on reste seul sur le banc mais parfois c’est l’occasion de rencontres, que ce soit avec des proches ou des inconnus. Le banc favorise l’interactivité. Il devient par là un emblème de la vie moderne, de ses fatigues de ses tracas,  de ses joies,  de la solitude mais aussi des rencontres.  La peinture impressionniste  s’en fera l’écho. On  peut citer quelques exemples comme Dans la serre d’Edouard Manet, Le Banc de Monet, Le banc du jardin de Versailles de Manet, Le parc Monceau de Caillebotte.

Plus tard, le cinéma va exploiter les possibilités romanesques, poétiques voire philosophiques du banc (Forrest Gump de Robert Zemeckis , Les bancs publics de Polyadès qui est une réflexion sur la solitude de l’homme du 21e siècle)..

Les tableaux d’Anais Zhang s’inscrivent dans cette riche tradition : beaucoup d’œuvres de la série des bancs racontent des histoires. Au  spectateur d’en imaginer, d’en créer l’intrigue.

« Je suis ton regard »  dit le peintre à son modèle

N’oublions pas l’essentiel : dans une ville comme Biarritz ouverte sur la mer, le banc permet de contempler un panorama sublime.  Anaïs Zhang peint souvent des êtres absorbés par le spectacle de l’océan, vus de dos.  D’une  certaine manière,  l’ artiste ne peint pas directement ce qu’elle voit mais un paysage vu à travers le prisme d’un autre regard, celui du passant assis sur le banc. C’est donc un regard transitif, médiatisé. Les pinceaux de l’artiste vont donner des couleurs aux rêveries et aux contemplations du passant.  Ainsi le banc avec ses  quelques lattes de bois à la peinture qui s’écaille,  posé face à l’infini des éléments, se révèle un creuset d’élaboration romanesque et poétique, un laboratoire d’émotions et d’expérimentations artistiques.

Jeanne Verdun, avril 2022